C’est ce que j’ai répondu à un ami qui me demandait comment j’allais, un jour de printemps 2002. Depuis deux ans je faisais une dépression majeure sévère. Seule la prose fine et détachée de Sénèque m’apportait quelque répit. Ses lettres envoyées à son disciple Lucilius, sur le suicide et la mort tout particulièrement, trouvaient un écho dans mes propres tendances du moment. Je retrouvais dans son acceptation de la fin, la sienne, la presque banalité de devoir un jour quitter cette vie. Comme Socrate et bien d’autres, Sénèque fut condamné à s’enlever la vie. Dès lors, loin de la révolte ou de la colère, c’est la pleine acceptation d’un ordre venu d’autrui qui se transforme en une occasion de s’en aller, tout simplement. On passe sa vie à compter les années qui nous restent. Lorsque la mort arrive elle ne vous laisse même pas le temps de faire le compte. À peine avons-nous le temps de prendre connaissance – pas conscience – des débuts de l’univers, de l’humanité. Il y a eu le grand refroidissement de la planète, l’homme préhistorique, Platon, les Chinois, l’Afrique et ses origines, Sumer, le Vésuve, l’exploration spatiale ou l’ADN. On s’émeut, on s’énerve, on écrit des chansons, on se révolte, on crie, on s’assagit, on se croit bon, sage, vrai, essentiel, simple, savant, peu importe. Puis, enfin, on s’en va. Oui. Le bonheur est de savoir qu’un jour tout cela va se terminer. Sinon quelle horreur ce serait, pas même une erreur…
J’étais dans cet état en 2002. Le retrait de la vie devenait un geste de paix avec soi-même, le désir irrépressible de quitter, se quitter sans pour autant reposer dans « une cachette au sein de l’oubli » pour reprendre les mots du stoïcien. Plutôt une manière de dire : voilà j’ai fait le tour du jardin, ce fut fort agréable, maintenant il me faut le vide, sans conscience, lumière ou bonheur éternel. Cette volonté de disparaître, pensée d’un vivant, venait d’une longue fatigue intérieure doublée d’une lassitude de tout. Avec Sénèque je retrouvais, et retrouve encore, un compagnon lucide et disert capable d’assumer cette ivresse à l’idée de ne plus être.
Pour exprimer ce sentiment Sénèque a écrit ses lettres à Lucilius.
J’ai dessiné des vautours.
La rencontre
Pour exprimer ce sentiment Sénèque a écrit ses lettres à Lucilius.
J’ai dessiné des vautours.
La rencontre
En février 1999, contre toute attente, je me retrouve à Barcelone à l’invitation de l’historienne de l’art et commissaire Louise Déry. Dans une exposition intitulée Le corps, la langue, les mots, la peau. Artistes contemporains du Québec, réunissant trente-deux artistes, Louise Déry présente deux œuvres de moi : Le terrain du dictionnaire A/Z et une partie des 1 600 Pages-Miroirs. L’exposition se tient dans un ancien cloître à deux pas de la mer ; tout pour me plaire.
Un après-midi, j’invite l’artiste Raymonde April, dont les œuvres font partie de l’exposition, à visiter le zoo de Barcelone. À mon grand plaisir elle accepte.
Comme la plupart des gens, je n’aime pas qu’on enferme les animaux dans des cages. En même temps j’adore les regarder, les écouter, m’approcher d’eux. J’éprouve toujours le désir de communiquer avec eux. Que faire alors si ce désir s’empare de vous dans une grande ville ? Il n’y a pas trente-six solutions. L’envie d’observer une girafe marcher, pencher le cou ou manger des feuilles à trois mètres du sol est parfois plus forte chez moi que d’aller visiter un musée ou une église lorsque j’arrive dans une ville. Mais ces activités se rejoignent.
Comme la plupart des gens, je n’aime pas qu’on enferme les animaux dans des cages. En même temps j’adore les regarder, les écouter, m’approcher d’eux. J’éprouve toujours le désir de communiquer avec eux. Que faire alors si ce désir s’empare de vous dans une grande ville ? Il n’y a pas trente-six solutions. L’envie d’observer une girafe marcher, pencher le cou ou manger des feuilles à trois mètres du sol est parfois plus forte chez moi que d’aller visiter un musée ou une église lorsque j’arrive dans une ville. Mais ces activités se rejoignent.
L’arrivée au zoo de Barcelone s’est faite dans la bonne humeur. Raymonde April et moi n’avions aucune attente. Sinon le plaisir de passer quelques heures en compagnie d’animaux dans les jardins d’une ville merveilleuse. Il faisait beau cette journée-là, avec un peu de gris parfois.
Nous avons emprunté l’allée de droite qui longe la rue Wellington pour arriver à la cage des rapaces. Celle-ci est située à la fin du parcours entre les aigles et les ibis. Peu à peu les différents cris et chants des animaux nous ont enveloppés. Le décor acoustique du zoo a vibré en contrepoint avec les formes, les coloris, les textures, les mouvements, les regards de chaque espèce. C’est un endroit singulier. Les animaux, la végétation, les cages et grillages, les enclos, les enfants et les poussettes, les glaces et les rires s’entremêlent pour former un tissu aux motifs variés. Nous marchons de ce pas retenu qui sied bien dans les musées ou les églises vides l’après-midi. Ni lent ni traînant, un pas contemplatif. À notre droite nous passons en revue, bien malgré nous, à rebours vers les vautours, les flamands roses, pandas, hippopotames, fourmiliers, tapirs, lions, tigres, hyènes, gazelles, gorilles, canards et aigles. Enfin la cage des vautours, lieu de ma rencontre.
Ils sont six : vautours fauves, vautours moines. En cet instant ils ont une pose royale presque indifférente. Ils sont au-dessus de tout. Il est vrai qu’ils naissent pour planer très haut en se laissant porter par les courants d’air chaud ascendants. Alors ils tournoient, scrutent le sol, cherchent la carcasse, le sang fraîchement libéré qui brille au soleil. Devant nous tout cela est terminé. Ils sont condamnés au sol tels des astronautes en fin de carrière. Ils n’iront plus dans l’espace, seule altitude digne d’être franchie. Le mur du fond de la cage est ocre.
Ils sont perchés en divers points de l’espace sur des trépieds en bambou. On dirait des caméras. D’autres reposent sur une barre suspendue, une corniche ou une haute pierre. Pas un son, à peine un déplacement d’aile ou de tête. La scénographie qui prend place devant moi me saisit. Je me souviens de m’être dit : « Un jour, je veux écrire ça. » Non pas décrire, peindre ou montrer, mais écrire. Faire parler ces rapaces royaux qui, dans un détachement à la fois hautain et sauvage, semblaient dire : « Comment osez-vous être des humains devant nous ? Vous qui ne pouvez voler. Vous qui tuez pour rien, pour rire. Vous qui enfermez…» Dans l’imaginaire des visiteurs ils déclenchent des images de morts, de cadavres fumants, de carcasses ensanglantées, de charniers irrespirables. Tout cela est fondé. Les rapaces, carnivores, se vautrent dans les restes encore chauds, parfois moins, des proies préalablement chassées et tuées par les véritables prédateurs. Eux tuent, pas les vautours. Certains commentateurs vont jusqu’à dire que ces grands oiseaux ne tuent que l’âme des bêtes, infiltrée dans les fibres de la chair. Leurs congénères l’écartent ou ne la voient pas. Mais les « certains-vont-jusqu’à-dire » ne forcent pas trop la note dans leur assertion anti-cartésienne.
Les vautours dorment peu. Ils veillent plutôt. Ils attendent, guettent ou se laissent sécher au soleil. Alors, toutes ailes déployées, ils ressemblent aux dessins de leurs fientes recouvrant la parois des falaises où ils se tiennent : traînées blanchâtres verticales venues s’échoir contre le minéral géologique. On voit alors une frange de fins éclairs liquides. Lorsque les « beaux chéris », comme j’aime les appeler, se laissent sécher debout sur le sol ils dévoilent un corps mal dessiné pour la marche ou le sur-place. Une horreur singulière se révèle.
Devant la cage des mots jaillissaient en moi. Ils venaient de ces oiseaux posés là, tels les personnages tirés d’un grand texte de l’Antiquité grecque. Ils déclamaient une histoire à suivre ; la mienne peut-être. J’étais fasciné. L’envoûtement par lequel je vivais et ressentais le sort de ces bêtes a fait poser mes mains sur le grillage de la cage. Il me fallait, peut-être inconsciemment, les rejoindre, m’intérioriser en eux. « La douceur qui fascine et le plaisir qui tue », écrivait Baudelaire dans Une passante, n’avaient jamais été aussi vrais qu’en cet instant pour moi. Le vers des Fleurs du mal battait dans mon cœur et les yeux des vautours ne brillaient pas.
J’ai pris une photo de la cage. Je ne sais pourquoi. Cela fait des années que je ne photographie plus en voyage. Les vautours m’ont peut-être demandé de créer un lien avec eux. Raymonde April aussi a fait quelques photos. Pour d’autres raisons sans doute.
Vivre, écrire, dessiner
Écrit comme cela, ça semble banal. C’est pourtant la trajectoire qu’a prise mon existence à ce moment. Ces trois mots et les vautours sont devenus un rendez-vous avec moi-même. Sans trop m’en rendre compte, j’ai commencé à dessiner des vautours. D’abord dans les carnets que j’ai sur moi. Griffonner, tracer sommairement, ébaucher, esquisser, toujours rapidement, comme une note que l’on prend en se disant qu’elle sera développée plus tard. Mais ce proche futur, porteur d’une remise de peine, qui demeure si souvent tel quel, est devenu une pratique quotidienne. Inutile pour certaines personnes comme peuvent l’être un mouvement de tai-chi, une position de yoga (il y a celle du vautour) ou une vocalise, chaque dessin a pris l’aspect d’un rappel, d’un rendez-vous, d’un écho dont j’ignorais souvent l’origine et qui n’avait, à ce moment, de sens que pour moi. Mais ce sens je ne pouvais (me) l’expliquer. Je suivais le courant comme on dit. Celui de la dépression, de l’exaspération, du goût d’en finir au plus tôt avec tout et tous, sans exception. Chaque jour, sans méthode ni application, un cri ou lorsqu’on ferme les yeux d’impatience, je dessinais rapidement la forme de cet oiseau, le vautour : un crochet, une oreille, un point d’interrogation, un parapluie, une ligne, l’Afrique sur un tabouret, une nuit au regard blanc, un bec-sabre-épée prolongeant une tête posée sur une collerette de flammes. Ne m’étais-je pas dit : « Je veux écrire ça. ». Parfois je crachais sur le dessin. Pour créer un lavis, bien sûr, mais aussi parce que tout cela me dégoûtait. J’avais l’impression de régler un problème une fois pour toutes. À ce moment je n’aurais pas pensé montrer ces dessins à une personne proche, encore moins les exposer dans un endroit public. Je passais mes journées épuisé, à dormir, incapable de penser, de me concentrer sur quoi que ce soit. Parfois je me levais. J’allais dans mon bureau. Je regardais la surface de ma table de travail, absent. Parfois je pleurais. Je trouvais tout cela d’une totale insignifiance. Plus rien ne m’atteignait.
Sur cette table de travail est posé un cahier d’écriture où j’écris à la plume. À gauche, se trouve la retranscription à l’ordinateur de ces cahiers d’écriture. Je relis et corrige souvent mes textes debout. Pendant les années où j’ai fait les vautours (1999-2005) un carnet à dessiner était posé sur la pile de feuillets des transcriptions. Les dessins de la série Quelques vautours (2000-2002) et ceux de Fantasmes fragiles (2003-2004) présentés pour la première fois à la galerie René Blouin, ont été réalisés dans cet espace, presque sans y faire attention. Or tout s’est joué dans ce presque pour moi, cette dimension incommensurable de l’entre-deux.
Tracer, cracher, salir
Tracer, cracher, salir
Naître ne se fait pas dans la propreté. Ce n’est pas un choix, ni une condition. C’est ainsi. Peut-être certaines idées naissent-elles autrement. Je laisse cela aux philosophes ou aux neurologues.
Avant chaque dessin la page est immaculée. Dès l’instant où je saisis la plume ou le crayon c’est terminé. Il n’y a plus de répit, de calme. C’en est fait du bonheur de ne plus penser ou d’être à la lisière de l’effondrement. L’occupation (l’occupant) reprend ses droits et dicte ses règles, délimite son territoire, montre qui sera là pour veiller ou surveiller, bénir ou punir. Alors naît une naissance. Elle assombrit (fait oublier), l’espace d’un dessin, ce vers libre merveilleux qu’est la page blanche. Dans la cage thoracique du zoo, six cœurs sous plumes et duvets battaient en des corps privés de l’art de repérer. Les vautours, mes beaux chéris, s’ennuyaient comme des obus jamais lâchés. Leur présence transformait cet espace sinistre en une cellule anxiogène.
Les animaux ne consentent ni repaires ni gîtes. Ils vivent parce qu’ils sont animés du besoin de manger, de procréer, de nourrir leurs progénitures. Mais il y a forcément autre chose, une dimension qui nous échappera toujours, du moins jusqu’à ce qu’une invention nous révèle cette différence. Le regard des animaux, l’immobilité extérieure des insectes, la durée de vie de ceux-ci (interprétée par notre conception du temps à nous, pas la leur) nous place devant une énigme perpétuelle. Ce que l’on perçoit comme des mouvements secs, brusques, saccadés, irréguliers, brisés est peut-être pour l’invertébré d’une merveilleuse fluidité ; le prolongement d’une réalité qui est pour cet organisme vivant une respiration, un développement, une continuité.
Rager ou crier ? Écrire ou tuer ?
Rager ou crier ? Écrire ou tuer ?
L’envie de tuer a peut-être la dimension de sa victime. La plupart des êtres humains ont tué un jour ou l’autre. Une mouche, une fourmi, un oiseau ou un autre animal. Plus on se tourne vers les gros animaux plus le nombre de tueurs diminue. Certaines personnes ont un désir de tuer qui a la dimension d’une mouche et ils s’en tiennent là. Pour d’autres, ce besoin a la taille d’un lièvre, d’un ours ou d’un être humain. C’est sans doute ici qu’est née la philosophie, la morale et l’éthique. Mais aussi la haine, la culpabilité, la peur, la vengeance, la guerre. La peur de se rencontrer dans le regard de l’autre a fait naître des images inattendues, des corps bouleversés, des fuites secrètes transformées en énigmes raffinées.
J’ai ragé, crié, écrit, tué. Comme des milliards de gens j’ai tué quelques mouches. Mes meurtres sur le vivant s’arrêtent là. J’en ai même tué « au nom de la science » (la belle excuse). Enfant, j’ai expérimenté sur elles diverses techniques d’anesthésie. Puis je les ai aimées comme les astronautes. Elles ont fait partie de mes premières recherches. La mouche et le vautour ont sensiblement la même réputation : celle de charognard. L’être humain carnivore n’est guère différent dans ses habitudes alimentaires. Mais le vautour et la mouche sont de splendides machines à voler.
J’ai dessiné un vautour où l’œil du rapace est une vraie mouche. Il s’agit du dessin numéro 84 dans ce livre. Cela n’a jamais été intentionnel. Lorsque j’ai terminé ce dessin, j’ai vu une mouche morte sur le plancher. Je l’ai prise et l’ai collée sur la tête du rapace. Tous les dessins ont été faits ainsi : avec ce que je trouvais près de moi : poussière (il doit y avoir un joyeux zoo d’acariens dans ces dessins), ongles coupés, taches de café, sang humain (que je laissais couler de ma bouche après m’être nettoyé les dents avec un fil de soie), cheveux, poils, sable, épices et autres menus résidus qui traînent un jour ou l’autre dans les maisons. Ces matières sont vite jetées dans nos poubelles, petits vautours domestiques déversés deux fois par semaine dans un autre plus gros encore, dit municipal. Le vautour assume pleinement sa fonction écologique de grand nettoyeur de la planète. Pour cette raison, dans plusieurs civilisations et cosmogonies, il symbolise la renaissance, la purification, la fécondité. Dans l’art égyptien il détient le pouvoir des Mères célestes. C’est également un oiseau divinatoire. À cet égard, le dessin du vautour à l’œil de mouche rappelle mon état au moment de réaliser cette série. Il y avait en moi la rage et le cri, l’écrit et l’envie de supprimer. Mais l’envie seulement. Car cette mouche je ne l’ai pas tuée. Elle est morte « naturellement » comme on dit. Le vautour voit la bête morte, encore chaude, descend et se pose tout près, parfois sur son corps, pour se nourrir ou rapporter quelques morceaux qu’il régurgitera dans le bec de son petit. Dans la file d’attente des convives affamés, il sera toujours le dernier à se servir. Le chasseur puis les autres dont l’ordre obéit à une hiérarchie inchangée. Dans le dessin, l’œil est à la fois rapace et proie, vol et repos. Une petite tache noire sur une tête rouge. Il y a du sang dans la tête d’une mouche. Je l’ai dessiné à la manière des vautours : guettant, survolant, tournoyant dans l’air libre et chaud, chargé de crainte et de mort.
J’ai dessiné un vautour où l’œil du rapace est une vraie mouche. Il s’agit du dessin numéro 84 dans ce livre. Cela n’a jamais été intentionnel. Lorsque j’ai terminé ce dessin, j’ai vu une mouche morte sur le plancher. Je l’ai prise et l’ai collée sur la tête du rapace. Tous les dessins ont été faits ainsi : avec ce que je trouvais près de moi : poussière (il doit y avoir un joyeux zoo d’acariens dans ces dessins), ongles coupés, taches de café, sang humain (que je laissais couler de ma bouche après m’être nettoyé les dents avec un fil de soie), cheveux, poils, sable, épices et autres menus résidus qui traînent un jour ou l’autre dans les maisons. Ces matières sont vite jetées dans nos poubelles, petits vautours domestiques déversés deux fois par semaine dans un autre plus gros encore, dit municipal. Le vautour assume pleinement sa fonction écologique de grand nettoyeur de la planète. Pour cette raison, dans plusieurs civilisations et cosmogonies, il symbolise la renaissance, la purification, la fécondité. Dans l’art égyptien il détient le pouvoir des Mères célestes. C’est également un oiseau divinatoire. À cet égard, le dessin du vautour à l’œil de mouche rappelle mon état au moment de réaliser cette série. Il y avait en moi la rage et le cri, l’écrit et l’envie de supprimer. Mais l’envie seulement. Car cette mouche je ne l’ai pas tuée. Elle est morte « naturellement » comme on dit. Le vautour voit la bête morte, encore chaude, descend et se pose tout près, parfois sur son corps, pour se nourrir ou rapporter quelques morceaux qu’il régurgitera dans le bec de son petit. Dans la file d’attente des convives affamés, il sera toujours le dernier à se servir. Le chasseur puis les autres dont l’ordre obéit à une hiérarchie inchangée. Dans le dessin, l’œil est à la fois rapace et proie, vol et repos. Une petite tache noire sur une tête rouge. Il y a du sang dans la tête d’une mouche. Je l’ai dessiné à la manière des vautours : guettant, survolant, tournoyant dans l’air libre et chaud, chargé de crainte et de mort.
Dessiner n’est pas dangereux pour notre corps. Cela peut l’être pour notre vie psychique. Pendant quelques années (1999-2004) la mienne s’est trouvée envahie par des envolées de vautours vrais et imaginaires. Je ne me suis jamais senti comme le personnage de la gravure Le sommeil de la raison enfante parfois des monstres de Goya. Mais oui j’ai passé des journées épuisé, lourd, à dormir ; oui j’ai eu l’impression d’être survolé par des anges brisés ; oui j’ai eu droit aux visites régulières des songes aspirants, amis échevelés de la disparition telle une tornade dans un dé à coudre. Ce qui m’a permis de ne pas abdiquer définitivement (tentation constante) ce fut le surgissement imprévu de chaque dessin. M’ont-ils sauvé ou me suis-je sauvé avec eux ? Cela importe peu. Je constate que ce voyage avec un personnage (le vautour dans une cage du zoo de Barcelone) m’a amené à survoler mes propres rapaces et proies, témoins de mes envolées dissimulées depuis tant d’années.
Dessiner c’est confier à l’autre sa nudité. L’intimité est spectaculaire dans la vie intérieure. J’ai dessiné de la main gauche et de la main droite. Chaque main a son registre, sa tessiture, son débit et sa trajectoire. Tantôt elle délimite, tantôt elle remplit. Les deux modèlent une apparition disparaissante, dirait Vladimir Jankélévitch.
Où est le dessin avant que la main ne s’empare de lui dans l’invisible de la douleur, l’éloignement du non-être aux confins du retour ? Il appartient au retour sur soi, aux battements de paupières qui rythment l’éveil, aux frémissements de chaque poil, à la respiration microscopique des pores de la peau. Dans la main qui dessine, les lignes de vie, de cœur et de tête, telles des vignes sur la paume, s’enroulent autour du crayon gras ou fin et libèrent un nouveau-né. Elle le garde ou le jette, l’efface ou le modifie, le maquille ou le dénude, l’accompagne ou l’isole. Dans les dessins le vautour est souvent solitaire. Il est posé sur un perchoir semblable à ceux observés dans la cage du zoo de Barcelone. Pour le reste, ils sont perdus dans une plaine désertique. Ce lieu abandonné m’est inspiré par ma visite des déserts du Sud-Ouest américain et ma contemplation des photographies prises sur la Lune par les astronautes des missions Apollo 11-12-14-15-16 17. D’ailleurs les premiers mots de l’astronaute Edwin « Buzz » Aldrin (Apollo 11) en posant le pied sur le sol lunaire furent : « Magnificent desolation ». Il observait la mer de la Tranquillité. Je réentends souvent cette observation en regardant les dessins de vautours. Le rapace est seul sur son socle à l’image du module lunaire (LM) formé des étages de descente et de remontée. Les astronautes de la mission Apollo 11 avaient donné au module lunaire le nom de Eagle, l’aigle. Ces deux grands oiseaux rapaces se ressemblent à une différence près : l’un tue, pas l’autre. C’est un Eagle qui s’est posé pour la première fois sur la Lune avec à son bord les deux hommes qui fouleraient le sol vierge de tout pas. En réalisant ce vieux rêve de l’humanité l’aigle venait de le tuer à tout jamais.
Les dessins de vautours participent à la poésie des missions lunaires, comme tout mon travail. Dans les années 1967-1968, lorsque les premières images du module lunaire apparurent dans les journaux, je le dessinais dans mes cahiers d’écolier. Le LM ressemble à un insecte, une méduse. C’est un véhicule spatial extraordinaire, une sculpture cubiste conçue pour se mouvoir en tous sens dans le vide. Depuis quarante ans cette structure volante me fascine et me fait rêver. Après les vautours c’est elle qui figure dans mes nouveaux dessins. Depuis près de quarante ans cette forme étrange m’interpelle, m’invite au mystère de sa nuit éblouissante où le seul volume d’air respirable pour un être humain est logé dans son étage de remontée.
Les dessins de vautours participent à la poésie des missions lunaires, comme tout mon travail. Dans les années 1967-1968, lorsque les premières images du module lunaire apparurent dans les journaux, je le dessinais dans mes cahiers d’écolier. Le LM ressemble à un insecte, une méduse. C’est un véhicule spatial extraordinaire, une sculpture cubiste conçue pour se mouvoir en tous sens dans le vide. Depuis quarante ans cette structure volante me fascine et me fait rêver. Après les vautours c’est elle qui figure dans mes nouveaux dessins. Depuis près de quarante ans cette forme étrange m’interpelle, m’invite au mystère de sa nuit éblouissante où le seul volume d’air respirable pour un être humain est logé dans son étage de remontée.
De la mouche au vautour en passant par le LM qui les rappelle dessins et écriture n’ont cessé de les célébrer, de les parcourir, de les interroger, de les explorer.
Dans mon prochain roman Les vautours de Barcelone (qui complétera une trilogie amorcée en 1999 avec Le cœur de Mattingly et L’ombre de la Terre 2001) je raconterai l’histoire d’une femme, Gabriella, qui se rendra devant la cage des vautours de Barcelone, lieu où son père Giotto s’est tué en s’écrasant avec son avion. Les vautours lui raconteront comment son père s’est tué. Ils lui raconteront aussi l’histoire du corps humain et animal vu par eux, des oiseaux.
Dans mon prochain roman Les vautours de Barcelone (qui complétera une trilogie amorcée en 1999 avec Le cœur de Mattingly et L’ombre de la Terre 2001) je raconterai l’histoire d’une femme, Gabriella, qui se rendra devant la cage des vautours de Barcelone, lieu où son père Giotto s’est tué en s’écrasant avec son avion. Les vautours lui raconteront comment son père s’est tué. Ils lui raconteront aussi l’histoire du corps humain et animal vu par eux, des oiseaux.
Au cours de ces années où j’ai dessiné des vautours je me suis demandé parfois pourquoi je faisais cela. Je ne me suis jamais arrêté pour y réfléchir. Je ne le pouvais pas. Les beaux chéris avaient à apparaître, à me parler, me provoquer. Parfois je leur répondais. Ce sont ces réponses que l’on retrouve inscrites sur certains dessins. Ces phrases ne sont pas des titres. Elles sont tantôt une provocation, une menace, une remarque cinglante venant des vautours ou de moi. Encore là, ces inscriptions au bas du dessin, parfois au verso, sont apparues spontanément comme lorsqu’on répond à une personne qui vous nargue ou vous insulte. On retrouve de ces inscriptions dans certains dessins de la série Quelques vautours. Imprimés sur un même plan, sans les images correspondantes, ces réponses, remarques, paroles, invectives, sarcasmes s’approchent de l’aphorisme, du vers. Ils dénotent le côté acide de la confidence, répartie perverse de celui qui veut toujours avoir raison et le dernier mot. À ce jeu je préfère avoir la paix qu’avoir raison.
Voici quelques phrases extraites de Fantasmes fragiles.
Quelque part, / partis, perdus. / les vautours ont crié.
Ça se sépare en temps et lieu
Le sommeil du vautour
Pluies
Sans respir nulle soie
dans le haut des charmilles / juste un abandon. / Ne plus dire le négrillon qui consent.
de toute façon…
Sans toi, ami véniel
Agrippine
Loup-garou / bandé, /bondissant, /bandit
Le vertige corrompt
lambeaux d’éclat
leave struggle enemies
surtout, /ne me dite pas /que j’existe.
maladie criée
never pass, sit out blowing
Poe
La douleur étalée
te grafigner sans raison.
mal né
Un jour je me suis rendu compte que je dessinais ces vautours comme un réalisateur fait passer des auditions pour trouver le comédien, la comédienne qui jouera un rôle. Des quelque cinq cents dessins de vautours que j’ai faits, certains m’ont impressionné, frappé. Je les ai retenus pour Les vautours de Barcelone. Ils ont eu le rôle. Ils joueront dans le roman. En même temps, dessiner jour après jour le vautour est devenu pour moi une façon d’approfondir et de comprendre ce personnage dans ses dimensions intérieures et extérieures. J’ai fait un travail de comédien. Dessiner nous amène à ressentir profondément ce qui est placé devant nous, même s’il s’agit du non-vivant. Il y aura toujours un changement qui s’opérera : la lumière, la température, l’usure, le vivant.
Ça se sépare en temps et lieu
Le sommeil du vautour
Pluies
Sans respir nulle soie
dans le haut des charmilles / juste un abandon. / Ne plus dire le négrillon qui consent.
de toute façon…
Sans toi, ami véniel
Agrippine
Loup-garou / bandé, /bondissant, /bandit
Le vertige corrompt
lambeaux d’éclat
leave struggle enemies
surtout, /ne me dite pas /que j’existe.
maladie criée
never pass, sit out blowing
Poe
La douleur étalée
te grafigner sans raison.
mal né
Un jour je me suis rendu compte que je dessinais ces vautours comme un réalisateur fait passer des auditions pour trouver le comédien, la comédienne qui jouera un rôle. Des quelque cinq cents dessins de vautours que j’ai faits, certains m’ont impressionné, frappé. Je les ai retenus pour Les vautours de Barcelone. Ils ont eu le rôle. Ils joueront dans le roman. En même temps, dessiner jour après jour le vautour est devenu pour moi une façon d’approfondir et de comprendre ce personnage dans ses dimensions intérieures et extérieures. J’ai fait un travail de comédien. Dessiner nous amène à ressentir profondément ce qui est placé devant nous, même s’il s’agit du non-vivant. Il y aura toujours un changement qui s’opérera : la lumière, la température, l’usure, le vivant.
Je n’ai pas dessiné de vautours d’après modèle, sauf quelques photographies. Cet oiseau peut avoir un regard d’une tristesse à vous fendre l’âme. Il a aussi l’air hautain, détaché, colérique, froid, cruel, distant, l’œil sec du bourreau ou le rictus de celui qui sait mais se tait. On retrouve ces traits chez d’autres animaux, y compris l’être humain. Le cri des vautours est saisissant. Aigu, fêlé on croirait entendre une lame barbelée émerger d’un corps hanté.
Les vautours que j’ai dessinés, souvent à l’aide d’un papier carbone, comme si je volais à l’aveugle dans la nuit, semblent en dehors de cette nomenclature d’expressions faciales. Aussi n’ai-je pas dessiné leurs cris ou leur vol. Ces vautours se sont présentés à moi comme ceux du zoo de Barcelone : posés sur des trépieds en bambou, modules lunaires d’un nouveau genre, en attente du décollage. Lorsqu’ils m’ont aperçu, je suis devenu leur compte à rebours. Ils se sont envolés en moi dans une montée vertigineuse jusqu’au bas-fonds des commencements. Je les ai dessinés. Ils m’ont déployé.
© Rober Racine 2005
Fantasmes fragiles, Racine, Rober ; Déry, Louise ; Bélisle, Julie ; Galerie de l'université du Québec à Montréal, Québec, 2005. pp. 37-59